Il y avait, dans les temps anciens, une école à l’étranger qui s’appelait l’École Noire (2). On y apprenait la magie et toutes sortes de sciences antiques. Cette école avait la particularité de se trouver dans une maison souterraine très solidement bâtie ; comme elle n’était percée d’aucune fenêtre, il y faisait toujours complètement noir. Il n’y avait pas de professeurs et on apprenait tout dans des livres écrits en lettres rouges comme le feu, qu’on pouvait lire dans l’obscurité. Jamais ceux qui y faisaient des études n’avaient le droit de sortir ni de voir la lumière du jour tant qu’ils étaient là, et ils devaient passer trois ou sept ans dans cette école avant d’avoir terminé. Une main grise et poilue traversait le mur tous les jours et leur tendait à manger. Et celui qui tenait cette école réclamait pour lui l’élève qui sortait le dernier de ceux qui la quittaient chaque année. Comme ils savaient tous que c’était le diable qui tenait l’école, chacun de ceux qui le pouvaient voulait éviter d’être le dernier à en sortir.
Il arriva une fois que trois Islandais étaient à l’École Noire : Sæmundur le savant, Kálfur Árnason et Hálfdan Eldjárnsson ou Einarsson qui, plus tard, devint prêtre à Fell dans la région de Sléttuhlíð. Ils durent tous quitter l’école en même temps et Sæmundur se proposa de sortir le dernier. Les deux autres en furent soulagés. Il s’enveloppa alors d’un grand manteau, sans enfiler les manches et sans le boutonner. Il fallait monter un escalier pour sortir de l’école. Lorsque Sæmundur commença à gravir les marches, le diable saisit son manteau en disant : « Toi, tu m’appartiens. » Alors Sæmundur se débarrassa du manteau et sortit en courant. Le diable ne garda que le manteau. Mais la porte en fer grinça sur ses gonds et se referma si vite sur Sæmundur qu’il fut blessé aux talons. Il s’écria alors : « La porte m’a claqué près des talons » – et c’est devenu depuis une expression. Voilà comment Sæmundur le savant quitta l’École Noire avec ses compagnons.
D’autres disent qu’au moment où Sæmundur monta l’escalier et atteignit la porte de l’École Noire, le soleil qui brillait juste en face projeta son ombre sur le mur. Quand le diable s’apprêta à empoigner Sæmundur, celui-ci déclara : « Je ne suis pas le dernier. Tu ne vois pas celui qui me suit ? » Le diable saisit alors l’ombre qu’il prit pour un homme, et Sæmundur s’échappa et la porte se referma sur ses talons. Mais à partir de ce moment-là, Sæmundur demeura toujours sans son ombre car le diable ne la lui rendit jamais.
Le personnage de Sæmundur Sigfússon est resté vivant dans les contes et légendes traditionnels islandais longtemps après sa mort. On le retrouve à diverses reprises dans le recueil de Jón Árnason, Íslenzkar Þjóðsögur og Æfintýri (Contes populaires et légendes d'Islande, 1862) et la sélection française de ces contes, parue chez José Corti, présente pas moins de huit contes dont il est le héros. On l'y rencontre bernant le diable ou commandant à des diablotins. Il a été prêtre à Oddi, dont il aurait obtenu la cure du roi de Norvège, même si cette légende ne correspond pas à des faits historiques (l'Islande n'étant tombée sous la coupe du roi de Norvège que plus tard, en 1262). Sa mort également est évoquée : attaqué par des diablotins, puis des moucherons, sur son lit de mort, il est veillé par sa fille adoptive qui, voyant « une lueur monter de ses narines », comprend que son âme vient de s'envoler.
(recueilli dans le Borgarfjörður par Magnús GRÍMSSON)
Jón ÁRNASON, La géante dans la barque de pierre
et autres contes d’Islande, José Corti, 2003.
Traduit de l’islandais et édités par
Jean Renaud & Ásdís R. Magnúsdóttir.
1. Ce conte a pour héros Sæmundur Sigfússon (1056-1133), surnommé « le savant », prêtre islandais qui rédigea en latin une chronique des rois de Norvège, aujourd’hui disparue.
2. C’est ainsi que les Islandais appelaient jadis la Sorbonne.